Layadi Nacer-Eddine
Rares sont ceux qui lisent la nouvelle ” Une table est une table” de l’écrivain suisse Peter Bichsel rester indifférents. Et pourtant elle est très simple. Elle raconte l’histoire d’un vieillard, cloitré dans son minuscule appartement, lassé de la solitude et de la monotonie . Il passe la journée entouré par les mêmes objets rudimentaires : un lit, une table, une chaise, un tapis, un réveil, un miroir, un portrait et un album. Il s’est posé, pour chasser l’ennui, des questions du genre: Pourquoi appelle-t-on les choses par un nom usuel? Comment les gens arrivent-ils à se comprendre en utilisant des mots en différentes langues? Et si on changeait les noms des choses pour voir ?Et de mettre aussitôt l’idée à exécution . Désormais il va renommer le lit ” portrait”, la chaise “réveil”, la table “tapis” le journal “lit”, le miroir ” chaise”, etc. Ainsi il commençait à raconter sa journée en rebaptisant toutes les choses. Il disait par exemple : le matin je suis resté longtemps au portrait, à neuf heures l’album sonna. Je me regardais dans la chaise accrochée au mur…Ee ainsi de suite , ce jeu lui plaisait beaucoup au point qu’il notait les nouveaux mots dans des cahiers d’écolier achetés pour la circonstance
A travers cette fable si l’on comprend aisément que le vieillard a pu, par ce jeu, vaincre son ennui en se trouvant une occupation, néanmoins il s’est enfoncé davantage dans sa solitude dans la mesure où il franchit l’ultime étape de l’isolement et l’incommunicabilité. Il oubliait de plus en plus les vrais noms des choses tout en apprenant les nouveaux noms sans que ça l’aide à communiquer avec autrui !
La lecture de cette nouvelle incite également à être très méfiant et à prêter plus d’attention aux mots. Si on entend les gens parler, par exemple, de ” démocratie” de “parti politique” d’élections” de “parlement” de “liberté d’expression ” il faudrait se poser les questions suivantes: est ce que ces mots-là ont gardé leur sens initial? Nos interlocuteurs ne sont- ils pas influencés comme le personnage de ladite nouvelle ?
Certes Peter Bichsel ne pose pas seulement, à travers cette nouvelle, une question purement linguistique. Il pose sérieusement un problème sémio-politique
La malchance de notre vieillard est due au fait qu’il se trouve dans une société qui le condamne au silence en raison de son incompréhensible jeu. S’il vivait parmi nous il trouverait certainement des gens plus compréhensifs et qui le jugeraient même éloquent! Ce jugement n’est probablement pas dû au monde des métaphores dans lequel nous vivons mais à la nature implicite de notre communication. Cela dit le sens recherché de cette communication n’est pas exprimé par les mots mais par les non-dits, “maitres silencieux de notre destin” ! On tourne autour du pot sans aller tous droit au but. Bref, on n’appelle pas un chat un chat.
Certains se sont intéressés à la portée symbolique de cette fable. Ils ont en déduit qu’elle annonçait l’avènement d’une société de l’incommunication où les mots perdront toute signification et ne serviront qu’à instaurer” le politiquement correct”
Quoique exagérée, cette déduction-là justifie la question posée par le dramaturge français, Eugène Ionesco : “les racines des mots sont-elles carrées ?”
Voyez bien chers lecteurs que votre serviteur n’a pu échapper lui aussi à l’emprise de la communication implicite qui a façonné notre culture. Peut-être sommes – nous tous devenus des personnages de Peter Bichsel!
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