Layadi Nacer Eddine
Dans son œuvre Suspicion et littérature , l’universitaire marocain Abdelfattah Kilito, expose les différentes formes de suspicion que les écrivains exprimaient dans les textes de la littérature arabe classique. Il cite, à titre d’exemple, Schéhérazade, l’illustre narratrice des Mille et Une Nuits. Celle- ci insinuait que son rôle se limitait à raconter les contes d’un auteur anonyme. Cela pouvait se vérifier par la phrase qu’elle ne cessait de répéter chaque nuit: « il est porté à ma connaissance, mon roi bienheureux
Ce principe est bien respecté aussi par les célèbres auteurs des Maqâmât – récits courts et indépendants en prose rimée – nous dit-il. Ils les ont attribués à des personnages fictifs. L’un de ces célèbres écrivains, en l’occurrence “Badî’ al-Zamân al-Hamadhânî ” , précisait que ses contes lui ont été racontés par Issa Ibnou Hicham. Tandis que ceux d‘Al-Ḥarîrî sont contés par Abou-Zei͏̈de al Saroudji .
Abdelfattah Kilito dit que ces auteurs ont bien compris qu’il fallait être suspicieux, ne pas dire les choses ouvertement, afin de n’encourir aucun risque. Et pourtant les Maqâmât ne sont que des conversations, des allocutions et des subtilités poétiques démontrant l’éloquence du discours. Mais l’universitaire marocain a tenu à préciser que la création littéraire exige une certaine prudence, vigilance et crainte afin d’éviter tout harcèlement ou persécution. L’exemple d’ Abdallah Ibn al-Muqaffa est édifiant, à ce titre. Il était très vigilant dans ses écrits au point qu’il a versé dans la symbolique en utilisant des fables dans lesquelles les animaux donnaient avis et conseil sur le pouvoir, la gouvernance, la justice, l’amitié et l’hostilité. Malheureusement sa vigilance ne lui a pas servi. Ses écrits lui ont couté la vie d’une manière cruelle et tragique.
Certes, la vie a changé et les écrivains et autres créateurs jouissent aujourd’hui beaucoup plus de la liberté de penser et de s’exprimer que jadis. Mais la littérature ne faisait pas l’objet de suspicion seulement , elle était également et demeure l’objet de responsabilité. C’est la raison pour laquelle le philosophe et essayiste musulman Abû Hayyân al-Tawhîdî a tenu à mentionner, avec force détails, les sources de ses trente-sept discussions philosophiques et littéraires rassemblées dans son œuvre ” Al-Imtâ’ wa-l-mu’ânasa (Plaisir et convivialité).
C’est l’esprit de responsabilité qui a incité également le grand écrivain al–Jāḥiẓ à faire précéder ses écrits par des phrases succinctes priant Dieu de l’épargner du bavardage et des médisances.
Si cette pratique était la règle des anciens hommes de lettres arabes ,est-ce c’est le cas des journalistes aujourd’hui?
Ces derniers nous inondent de nouvelles dont une partie ne se réfère à aucune source même des plus douteuses. Ils profitent de la méconnaissance par le public des secrets de la production de l’information.
On peut se demander comment un journaliste peut nous informer des événements dont il n’était ni acteur ni témoin direct, sans se fier à une source précise? On sait que l’information n’est pas le produit de l’inspiration mais au contraire elle est l’aboutissement d’un travail de collecte, de recherche , de recoupement, de comparaison et de vérification. Ceci est connu par tous les journalistes, alors pourquoi certains médias “omettent”- ils de citer leurs sources et s’attendent, en plus, qu’on leur accorde du crédit ?
Certes, les medias se trouvent, parfois, dans des circonstances les obligeant à camoufler leurs sources en des termes génériques tels que”: de source bien informée, autorisées, sûres, concordantes, proches de.. etc…” C’est-à-dire lorsqu’il s’agit de rapporter un événement très sensible ou traiter un sujet délicat qui peut porter préjudice aux personnes par qui l’information à pu parvenir aux journalistes. Le fait de dissimuler les sources d’information pourrait être dû aussi à la volonté des journalistes de préserver leurs relations avec certaines personnes détentrices de l’information et de ne pas trahir leur confiance au risque d’être manipulés.
Compte tenu de l’importance des sources d’information pour les médias, les lois régissant la profession du journalisme dans certains pays démocratiques accordent aux journalistes le droit de ne pas divulguer leurs sources d’information. Mais les medias qui usent et abusent des sources occultes ne perdent pas leur crédibilité par tricherie mais par peur du ridicule. Les exemples suivants en sont les parfaites illustrations:
Une chaine de télévision algérienne nous a informé le 1er septembre 2014 à 4 heures du matin que l’épicentre du séisme qui venait de frapper Alger se situait à Bainem. Et elle ajoutait,< selon notre propre source>.On peut –on se demander, alors, qu’elle est cette source qui à refusé de décliner son identité , pour révéler une information aussi grave?
Un journal algérien de grand tirage à publié sur son site internet la nouvelle suivante : < en rentrant à son domicile après une pénible journée de travail, il trouva sa femme, au lit, dans les bras de son amant. Alors il les tua et se suicida par la suite sur- le- champ>. La scène se déroula sans témoin! Il va sans dire que le journaliste ne précisait ni la date ni le lieu exact du crime! La réaction des lecteurs ne s’est pas fait attendre. L’un deux s’est adressé à son rédacteur en ces termes : « mais où étiez-vous au moment du crime pour que vous puissiez nous raconter cette histoire? »
Àu vu de telles pratiques , les lecteurs pourraient être compréhensifs à l’égard du manque de vigilance des journalistes, voire leur irresponsabilité et tromperie. Mais pourront-ils supporter puis pardonner leur manque d’intelligence ?